Tintin au pays des gaz de schiste



Un jeune reporter curieux et téméraire, une enquête bien ficelée, un trait fin et dynamique… la bande-dessinée “Énergie Extrême” pourrait aisément se glisser parmi les aventures du célèbre journaliste à houpette inventé par Hergé. À cela près que l’intrigue est bien réelle et qu’un “happy ending” ne semble pas faire partie du scénario.

Pourquoi sommes-nous à l’orée d’une révolution énergétique ? Quelles sont les conséquences écologiques du boom des hydrocarbures non conventionnels ? Quelles leçons pouvons-nous d’ores et déjà tirer des pays qui exploitent l’or gris ? Le journaliste Sylvain Lapoix et son illustrateur Daniel Blancou proposent une BD-enquête riche qui retrace l’histoire de l’exploitation massive des énergies de schiste entamée il y a 40 ans, dans l’Amérique des années Carter, durement éprouvée par les chocs pétroliers de 1973 et 1979.

La France, deuxième plus grosse réserve en gaz de schiste d'Europe

Après plus de quatre ans d’enquête - “et ce n’est pas fini !” - Sylvain Lapoix espère “faire comprendre” à ceux qui voudraient minimiser le débat que les gaz de schiste et autres hydrocarbures non-conventionnels ne sont pas des “réalités lointaines” : “Des sociétés européennes importent déjà du gaz extrait des couches de schiste américaines, le Canada organise l'exportation de ses sables bitumineux vers l'Europe... sans compter les industries chimiques qui utilisent ces produits : qui sait de quel gisement vient le pétrole ayant servi à la fabrication du plastique des emballages que nous trouvons dans nos supermarchés ? La révolution énergétique de ces nouveaux hydrocarbures n'est pas un fait à venir : c'est l'état actuel de l'économie mondialisé”, explique-t-il à France 24.

Très peu connus du grand public il y a encore quelques années, les gaz de schiste monopolisent aujourd’hui les débats, bien souvent au détriment des énergies renouvelables. Pourtant, en France, la fracturation hydraulique permettant l’extraction des gaz de schiste, a été officiellement interdite en 2011, une première mondiale. Malgré la législation et la promesse de François Hollande de ne pas toucher au texte durant son mandat, le sujet revient constamment sur le tapis, alimenté par de puissants lobbies. Et pour cause, les réserves les plus importantes en Europe se situent en France et en Pologne, qui détiendraient respectivement 3,88 et 4,19 mille milliards de mètres cubes, selon l'Agence américaine pour l'information sur l'énergie (EIA). À titre de comparaison, les États-Unis affichent un réservoir de 16 mille milliards de mètres cubes.

"Après six ans d'expérimentation en Pologne, aucun puits n'est rentable"

Selon Sylvain Lapoix, si les gouvernants actuels ou futurs décidaient de revenir sur la loi de juillet 2011, il ne faudrait que quelques mois, tout au plus, pour que des fracturations hydrauliques soient réalisées sur le sol français. Et notamment en Île-de-France où “des dizaines de permis sont toujours en cours et des forages préparatoires ont déjà été réalisés…” Une situation d’autant plus préoccupante, qu’en Pologne - où Sylvain Lapoix a pu se rendre dans le cadre de son enquête - les problèmes s’accumulent. “La Pologne - qui est la plus grande zone de développement hors du boom américain - a ouvert son territoire de manière extensive à l'exploration. Après plus de six ans d'expérimentation, les titulaires des permis restent incapables d'avoir un seul puits qui produise assez de gaz pour être rentable. L'idée selon laquelle il était possible de faire la même chose qu'aux États-Unis a été battue en brèche. Mais la foi dans un Eldorado reste vivace”, déplore-t-il.

En Grande-Bretagne on parle d’ailleurs presque d’une ruée vers l’or gris. Après Total et GDF Suez qui travaillent à des projets d’exploration, le géant de la pétrochimie Ineos à annoncé le 20 novembre son intention d’investir 1 milliard de dollars (800 millions d’euros) dans les "cinq à six prochaines années" et son ambition de devenir le principal acteur du gaz de schiste en terres britanniques ! Les premiers forages pourraient être creusés d’ici à la fin 2015, annonce le groupe.

Malgré les fortes réticences de l’opinion publique britannique, Ineos bénéficie d’un soutien presque sans borne de la part du gouvernement britannique et notamment du ministre des Finances qui n’a pas hésité à offrir une généreuse niche fiscale pour la fracturation hydraulique, à débloquer un fond de deux millions d’euros en recherche et développement et même à lancer depuis la mi-novembre un centre de formation dédié.

"Pour garder les salariés occupés il faut creuser sans arrêt de nouveaux puits…”

Cet engouement des politiques s’explique bien souvent par la perspective de créations d’emplois générées rapidement par l’industrie des gaz et huiles de schiste. Mais là encore, Sylvain Lapoix nuance cet argument d’abord parce que les coûts d’exploitation des puits sont considérables et ensuite parce que le prix du gaz s’est effondré ces dernières années. “Or, la productivité des puits n'est pas toujours au rendez-vous et un puits ‘sec’ peut coûter des millions de dollars. La création d'emplois est réelle mais elle n'est pas durable : le moment où il y a ‘du boulot’, c'est durant la phase de forage. Une fois en production, un puits de gaz de schiste ne demande pas plus d'un mi-temps voire moins. La seule façon de garder les salariés occupés consiste à creuser sans arrêt de nouveaux puits…”

C’est ainsi que certains États américains, comme le Dakota du Nord, où s’ouvre la BD “Énergies Extrêmes”, sont aujourd’hui défigurés par des trouées à perte de vue. Dans ces régions où tout s’articule désormais autour de l’industrie de schiste, le balai incéssant des camions amenant l’eau par millions de litres, les produits chimiques et les équipements lourds nécessaires à l’exploitation rendent l’air quasi-irrespirable. Il est également question des eaux usées injectées dans le puits et qui remontent sans qu'on sache les traiter, énonce Sylvain Lapoix. “Les risques liés à la pollution des nappes phréatiques sont réels et documentés (notamment par l'Agence de protection de l'environnement américaine, l'EPA) et se produisent quand les protections du forage ne sont pas suffisantes pour contenir les liquides injectés ou remontant dans le puits”, précise-t-il.

Désaveu hautement symbolique pour l’industrie, 58 % des électeurs de Denton, du nord du Texas, viennent de voter l’interdiction de la fracturation hydraulique à l’occasion des élections américaines de mi-mandat le 4 novembre dernier. C’est pourtant dans cette ville comptant quelque 113 000 habitants et 270 puits de forage, qu’est née la technique de la fracturation hydraulique à la fin des années 1990. Les associations environnementalistes y voient la preuve ultime de la dangerosité de la fracturation tandis que ses partisans tempèrent en précisant que des mesures similaires d’interdiction ont été proposées en Californie et dans l’Ohio sans pour autant recevoir le soutien des électeurs.

> “Énergies extrêmes”, Sylvain Lapoix et Daniel Blancou, Éd. Futuropolis, 128 pages. 19 euros.

> L'enquête "Énergies extrêmes" est également disponible dans les trois premiers numéros de "La Revue Dessinée" où elle a été publiée en premier fin 2013.
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