Le commerce du bois en pleine guerre civile : 'business as usual' en Centrafrique


Des rebelles de la Séléka en janvier au nord de Damar, à 75 kilomètres de Bangui (Patrick Fort, AFP)
 
L’ONG Global Witness crie au scandale. Des entreprises française, libanaise et chinoise ont, malgré la guerre civile qui ravage le pays depuis 2013, continué leur activité d’exploitation forestière en Centrafrique, finançant au passage la rébellion armée de la Séléka et, dans une moindre mesure, les anti-balakas, en se soumettant aux règles des "pots-de-vin routiniers". En clair, l’organisation accuse ces entreprises - IFB (française), Sefca (libanaise) et Vicwood Group (chinoise) - d’avoir voulu maintenir leur activité à n’importe quel prix.

Les sommes versées s’élèvent à 3,4 millions d’euros pour la Séléka pour l’année 2013 et à 127 000 euros (selon "une estimation basse" de l’ONG) pour l’année 2014. De quoi s’acheter un bon nombre de grenades, lesquelles coûtent moins cher qu’une bouteille de Coca-cola dans le pays (entre 50 cents et 1 euro pour les grenades de type 82-2, les plus répandues).

Outre le financement de ces groupes armés responsables d’exactions, l’ONG pointe, dans un second temps, des entorses à la loi centrafricaine : faux permis d’exploitation obtenus parfois sous des noms différents, arriérés de taxes et non application des plans d’aménagement censés profiter à l’essor de l’économie locale. Résultat, ces entreprises viendraient dans le pays prendre illégalement le bois situé dans la forêt tropicale du sud-ouest. Sous le regard d’instigateurs du chaos grassement soudoyés. La population verrait alors l’une de ses principales - voire seules - sources de revenus filer vers l’Europe, sans contrepartie.

Des coupes de bois en provenance de Centrafrique. Photo : Global Witness

"L’argent donné aux rebelles n’a visiblement pas servi à payer la retraite des grand-mères centrafricaines", lance Alexandra Pandral, directrice de campagne à Global Witness. Selon elle, ces sommes ont entraîné une hausse du trafic d’armes et des violences. "Il s’agit tout bonnement de complicité de crimes, de violation de droits de l’Homme. Ces sociétés devraient être sanctionnées."

"Fallait-il fuir et tout laisser s’écrouler ?"

Mais les sociétés en question s’offusquent aussi et plaident, de leur côté, le principe de réalité. "Je me demande si ces Messieurs ont une fois mis les pieds en Centrafrique pour chercher à savoir la réalité sociale dans ce pays", s’interroge un représentant de la société libanaise Sefca, dans un courrier adressé au dirigeant de l’entreprise partenaire Tropica-Bois, en France.

Selon leur ligne de défense, leur faire porter la responsabilité du développement du conflit est trop facile. "Il y a un disfonctionnement du gouvernement central et les sociétés se trouvent bloquées par la mauvaise gouvernance en RCA", commente Jean-Luc François, chef de division agriculture, développement rural et biodiversité à l’Agence française de développement (AFD), mise en cause dans le rapport de Global Witness pour avoir soutenu les entreprises incriminées.

Le gouvernement central ne remplirait d’ailleurs pas son rôle de redistribution des taxes aux communes. Au fil du temps, les sociétés s’en sont donc moins acquittées, commente-t-on dans l’entourage des entreprises. Autre point : l’environnement économique et social du pays ne serait pas favorable à la mise en place de mesures d’encadrements prévue par la loi pour toute activité d’exploitation forestière. Qu’importe, l’activité continue.

"En quoi, nous nous le demandons, cela peut-il faire des opérateurs économique que nous sommes, des sources de conflit et nos produits, des produits du conflit, nous qui comptons parmi les victimes ? Nous n’avons pas appris, suite aux décisions de la Communauté Internationale, que la RCA devait cesser de vivre en attendant l’avènement d’un gouvernement "légitime"", est-il également stipulé dans le courrier sus-cité. En d’autres termes, "business as usual".

L’AFD ne dit pas autre chose. "Le rapport se réfère à une situation de guerre civile.  Les entreprises ont sans doute cherché à se protéger en payant des rebelles", explique à France 24 Jean-Luc François, chef de division agriculture, développement rural et biodiversité au sein de cet organisme public. "Dans ce genre de situation, soit tout est pillé, soit il y a négociation avec des troupes rebelles. Fallait-il fuir et tout laisser s’écrouler ?"

La question, en effet, se pose.

Realpolitik as usual

Elle se pose cependant avec moins d’acuité, semble-t-il, pour des entrepreneurs habitués à travailler dans des zones de conflit. "C’est l’Afrique. [La guerre], c’est tellement quelque chose d’habituel là-bas qu’on n’y prête pas vraiment attention […] Ce n’est pas une guerre où ils s’en prennent aux Blancs, il n’y a pas de problème avec les expatriés", explique une employée de la société Tropica-Bois, basée à Nice dans le sud de la France, sans savoir qu’elle est filmée en caméra cachée par l’ONG Global Witness.

L’entreprise en question est détenue par un Français et, à 50 %, par deux frères, Jamal et Nessrallah el Sahely, les deux dirigeants libanais de la société Sefca, qui est pointée du doigt pour exportation illégale dans le rapport. Peu déstabilisés par le chaos dans lequel est plongé le pays, les associés de Tropica-Bois ont empoché en décembre 2013 un dividende de 668 000 euros, selon des documents récupérés par l’ONG. Contactée, l’entreprise n’a pas donné suite à la sollicitation de France 24.

"Les entreprises veulent continuer leur business. Elles veulent faire du bénéfice donc elles restent. C’est un commerce entre les entreprises qui viennent exploiter et les rebelles qui s’en mettent plein les poches, C’est ce qu'il s'est passé avec le diamant et l'or", tranche Johnny Bissakonou, journaliste centrafricain exilé en France. "Tout cela, c’est de la realpolitik."

De là à parler d'irresponsabilité de la part de ces chefs d'entreprise, il n'y a un pas, que le jeune homme ne franchit pas. "D’un point de vue moral, ce qu’ils font est condamnable", se contente-t-il de dire.
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